De l'autre côté (2007)
Écrite pour un concours.
Adaptée en BD par Michel Salvino et publiée dans le fanzine Non? Si!
De l’autre côté...
La pluie martelait le pare-brise de la DS. Avec l’averse, par cette nuit profonde, on n’y voyait goutte sur cette route de campagne, c'était le cas de le dire !
Au volant, Lazare pestait.
Bien qu’ayant dépassé la trentaine, il avait conservé l’allure d’un étudiant attardé : plutôt maigre, le visage allongé, le nez recourbé chaussé de petites lunettes rondes… Un chapeau mou informe dissimulait une partie de ses cheveux bouclés. Il avait quitté Paris depuis ce matin, et roulé toute la journée presque sans faire de pause. La fatigue commençait à se faire sentir…
Soudain, une silhouette se dressa en travers de la route ! La voiture freina brutalement, soulevant des gerbes d’eau. Il parvint cependant à s’arrêter in extremis... Lazare ouvrit vivement la vitre : « - je suis désolé, bredouilla-t-il, je ne vous ai vu qu’au dernier moment… Vous désirez que je vous dépose quelque part ? »
Pas de réponse. Ni le moindre geste. Il observa l’homme : grand, massif, enveloppé d’un long manteau noir… La pluie ruisselait sur son chapeau à larges bords. Son visage était en partie dissimulé dans l’ombre mais ses yeux paraissaient briller d’une lueur inquiétante.
En lui-même, Lazare se félicita que le géant ne donnât pas suite à son invitation… Il reprit :
« - Je cherche la demeure de monsieur Montbrison, l’industriel… Vous pouvez peut-être m’indiquer la route ?
Sans mot dire, l’homme en noir pointa une direction du doigt.
- Heu… merci… »
La voiture redémarra. Lazare regardait le colosse taciturne rétrécir dans le rétroviseur. Il restait immobile sur le rebord de la route, semblant le fixer…
« - Quel zombie ! » pensa-t-il.
S’il avait pu voir la main gauche que l’inconnu avait pris soin de dissimuler à son regard, il aurait pu constater comme une malformation : elle semblait palmée.
La route céda la place à un chemin boueux. La pluie redoublait encore. Les branches des arbres masquaient le ciel, sans pour autant faire écran au déluge… Soudain, elles s’écartèrent et une structure blanchâtre se détacha dans l’obscurité, évoquant les côtes à nu d’un animal gigantesque… La voiture s’en approcha…
Il s’agissait des poutres d’acier d’un pont. Elles marquaient l’entrée d’une propriété privée dont « l’accès est interdit au public », comme le stipulait un écriteau sur la droite du chemin. La mousse des marais avait partiellement dévoré les montants. On aurait dit des lambeaux de chair accrochés à un tendon. Le passage était tellement étroit que deux hommes ne pouvaient l'emprunter à deux de front. Lazare dû, à contrecoeur, garer là son véhicule et marcher sous la pluie en direction de la passerelle. Il s'aperçut alors qu'une seconde lui succédait, puis une troisième, et encore une autre, formant une longue ligne brisée qui balafrait le marais… Il s’engagea sans remarquer une caméra qui pivotait pour suivre sa course… La pluie résonnait sur le tablier...
L'obstacle franchi, l'averse se calma brusquement… Un silence oppressant succéda au staccato des gouttes de pluie... Brisé soudain par un aboiement. Lazare ralentit l’allure. Il aperçut alors deux hommes en imperméables, armés de fusils… L’un d’eux tenait un chien en laisse. Ils s’approchèrent. Le premier le dévisagea d'un regard inquisiteur.
« - Qui êtes vous ?
- Je m’appelle Lazare Vallois… C’est la Fondation qui m’envoie… M. Montbrison m’attend…
- Je suis au courant, suivez toujours la même direction et ne vous en écartez pas. Le château se trouve au bout du chemin.
Le chien grogna.
- La paix, Kaïser ! lui ordonna son maître.
- C'est un berger allemand ? demanda Lazare.
- Oui. Pourquoi ?
- Pour rien.
L’homme hocha la tête et l’invita d’un geste à poursuivre sa route…
- Décidément, ils sont accueillants dans ce bled ! » maugréa le jeune homme…
Enfin apparut devant lui la résidence de Montbrison… Une grande demeure ancienne. A peine eut-il le temps d'arriver qu’une voix retentit à son approche :
« - Donnez-vous la peine d’entrer M. Vallois, M. Montbrison vous attend.
Lazare distingua une silhouette féminine qui se découpait dans l’embrasure de la porte…
- Je suis la secrétaire particulière de M. Montbrison… Si vous voulez me suivre… »
Elle devait avoir une petite trentaine… mais son tailleur strict et sa coiffure - ses cheveux bruns étaient rigidement plaqués en arrière - la vieillissaient. Son visage était fin, des traits harmonieux, mais qui affichaient une expression sévère. Elle n’était décidément pas du genre chaleureux. Au diapason du reste. Il s’engagea dans le hall de l’hôtel particulier…
La pièce était chichement éclairée. De grandes ombres se découpaient sur les murs. Ils prirent l’escalier… Lazare risqua un œil sur les portraits accrochés le long du passage… Ils représentaient des hommes aux visages sombres. Tous dans la force de l’âge. Et tous affectés de la même malformation à la main gauche…
« - Les ancêtres de M. Montbrison ?
- Non. Ceux des anciens propriétaires. M. Montbrison a acheté le château et toutes les terres environnantes… »
Ils n’échangèrent pas d’autres propos.
Après avoir traversé un long couloir, elle se dirigea vers une porte et frappa.
« - M. Vallois est arrivé monsieur…
Une voix irritée lui répondit :
- Hé bien, qu’il entre ! »
Lazare pénétra dans une vaste salle, plongée dans la pénombre. Devant lui, Montbrison, l’entrepreneur, l’attendait… assis dans une chaise roulante ! Lazare fut saisi par le contraste entre son apparence et les photos de lui publiées dans la presse… Il portait alors bien la cinquantaine : le sourire carnassier, la mèche au vent, il était l’incarnation du winner à la française… Rien à voir avec cet infirme recroquevillé dans son siège et enveloppé dans une robe de chambre… le visage émacié, la bouche sévère, les yeux cachés par des lorgnons noirs…
Un vieillard !
« - Vous avez mis le temps !
- La route était mauvaise… commença Lazare.
L’homme l’interrompit sèchement :
- Je n’ai que faire de vos excuses… Si j’ai fait appel à vous, c’est sur la recommandation d’un ami… Je n’ai pas l’habitude de porter crédit aux histoire de bonnes femmes… (il se servit un verre, sans même en proposer à Lazare) pourtant… (il vida son verre.)
Silence.
- Si vous commenciez par me raconter ce qui vous arrive…
« - Je suis un enfant du pays, comme on dit… Je me suis fait tout seul et ça a suscité pas mal de jalousies, croyez-moi ! Quand j’ai décidé de rentrer avec en tête un fabuleux projet immobilier pour transformer ce marécage en un complexe hôtelier de grand luxe, je m’attendais bien à me heurter aux habituels écologistes et à tous ces intellos bobos amoureux de la nature… mais pas à ceux-là…
- Ceux-là ?
Montbrison marqua une pause…
- Ils sont venus me trouver alors que je supervisais le début des travaux… Ils étaient trois… Habillés pareil : de longs manteaux noirs, des chapeaux à larges bords, noirs également… On les aurait cru sortis du Moyen-Age… Celui qui ouvrait la marche était de loin le plus vieux : vouté, d’une maigreur squelettique, ça se voyait à ses poignets, il s’appuyait sur un grand bâton noueux et son visage était crevassé de rides… Et sa voix, sa voix… éraillée… On aurait dit le son d’un gant de crin qu’on frotte sur une plaque de métal… Les deux autres qui se tenaient en retrait étaient nettement plus grands que lui, et larges d’épaules, le menton carré… Ils n’ont pas dit un mot tout le temps de l’entretien.
C’est quand il s’est approché de moi que j’ai réalisé que le vieillard était aveugle : ses pupilles étaient blanches comme de la craie… Pourtant, il avait l’air de se déplacer sans aucune gêne… Je me souviens parfaitement des paroles qu’il a prononcées. Il a dit…
« - Vous ne devez pas faire cela M. Montbrison. Vous transgressez l’ordre des marécages. »
L’ordre ?… Je lui ai répondu que tout était parfaitement en ordre ! J’avais toutes les autorisations, celle de la région, celle du département, celle de la D.D.E., celle de la préfecture… Que tout était parfaitement en règle et que personne ne me prendrait en faute !
Mais il ne s’agissait pas de cela…
Il m’a alors parlé de lois biens plus anciennes qui régissaient le marais ! Et que les habitants – Qui ? Les grenouilles ? - n’accepteraient de laisser violer… Il fallait soi-disant « respecter leur domaine… »
Je leur ai ri au nez, vous pensez. J’avais bien compris que j’avais affaire à une bande de cinglés ! Et je leur ai ordonné de déguerpir immédiatement… D’ailleurs, le contre-maître et quelques ouvriers s’étaient approchés, attirés par les éclats de voix… Et prêts à me donner un coup de main au cas où la discussion s’envenimerait… Alors, ils n’ont pas insisté… Ils se sont détournés mais le plus vieux m’a lancé un « Vous le regretterez ! » lourd de menaces… »
« - Et vous les avez revus ensuite ? interrogea Lazare…
- Non. Sur le coup, je n’ai même plus prêté attention à l’incident… C’est peu de temps après que j’ai commencé à éprouver de curieux malaises… Des sensations de vertige… d’étouffement… De plus en plus aigües à mesure que je m’éloignais du marais ! Puis j’ai commencé à perdre mes cheveux… Je me déshydratais ! J’ai consulté de nombreux spécialistes qui n’ont trouvé aucune explication rationnelle. Le seul moyen de calmer mes crises était de revenir au marais…
J’y ai acheté un manoir et m’y suis réfugié.
On n’y accède pas facilement.
Les méandres du marais forment un véritable labyrinthe, impossible à franchir… sauf en empruntant les passerelles. Elles sont tellement étroites qu’on ne peut s’y engager à deux de front. Ce réseau m’a paru être une ligne de défense efficace. Personne ne peut le franchir assez vite sans être vu. Pour l’améliorer, j’y ai même fait installer des caméras.
Mes sentinelles de métal avaient désormais des yeux ! Je leur faisais même plus confiance qu’à mes gardes du corps... Mais je pense que j’avais tort : si elles forment une barrière protectrice, elles peuvent aussi devenir les barreaux d’une cage. J’ai l’impression d’être dans un piège dont les mâchoires se sont refermées.
Ici, j'ai trouvé ici une rémission...
Mais pas la guérison…
C’est pourquoi lorsqu’on m’a parlé de vous, de votre… agence…
- Fondation… corrigea Lazare…
- Agence ! Fondation ! Il s’agit bien de ça ! Je suis prisonnier de ce foutu marais ! Je vis retranché ici, je paie une petite armée de vigiles et je m’y sens assiégé ! Et vous, vous pinaillez sur les mots ! Que me proposez-vous concrètement, monsieur Vallois ?
- Pour l’instant ? Attendre, je ne vois que ça… »
Ailleurs…
L’homme noir, celui qu’avait croisé Lazare un peu plus tôt, pénétra dans une chaumière… Là, assis près de l’âtre, un vieillard aux yeux crayeux l’attendait… Un bâton noueux posé près de lui…
« - Tu avais raison, père, un homme l’a rejoint… Peut-être sait-il que c’est pour ce soir ?
Le vieil homme remua les braises avec un pique-feu puis répondit d’une voix rocailleuse…
- Non… Il peut se douter mais il ne peut pas savoir… Qui que ce soit, il arrive trop tard… En franchissant les passerelles, il est entré dans la nasse… Le vrai maître des marécages va maintenant assouvir sa colère… »
Plus loin, au cœur du marais, une forme massive s’agitait, soulevant la vase et faisant ployer les roseaux…
Résidence de Montbrison…
La secrétaire de l’industriel accompagnait Lazare jusqu’à la porte de sa chambre…
« - C’est culotté de votre part de lui tenir tête… Il aurait pu vous fiche dehors, pluie ou pas.
- Je ne crois pas… Il est aux abois… Il doit penser que je suis sa dernière chance… Dites-moi, il a toujours été aussi irascible ?
- Non, avant il se contentait d’être ordinairement odieux ! répondit-elle en tournant les talons… »
A l’extérieur, la pluie redoubla brutalement… Un chien se mit soudain à aboyer…
« - La paix ! lui ordonna son maître… Qu’est-ce qui te prend ? »
En réponse, l’animal gémit plaintivement et s’enfuit à travers le parc.
« - Kaïser ! Bon sang, qu’est-ce que tu as ? »
Le hurlement de l'acier tordu suivi d'un brusque fracas lui fit tourner la tête en direction des passerelles…
« - Qu’est-ce que ?… »
Lampe à la main, l’homme courut vers l’origine du bruit… Le spectacle qu’il découvrit le saisit de stupeur… Les poutrelles tordues se découpaient dans le noir… Recroquevillées… De grands doigts décharnés, recourbés comme pour griffer ou agripper ceux qui voudraient approcher… Il n’y avait plus de tablier… Arraché par une main invisible…
« Nous voilà coupés du monde… » murmura-t-il…
Dans sa chambre, Lazare sursauta et se redressa dans son lit. Il entendit des clameurs : « Par ici ! ça venait de la chambre de M. Montbrison ! »
Il chaussa ses lunettes, enfila sa veste de pyjama et sortit dans le couloir. Là, se trouvaient la secrétaire en robe de chambre, bouleversée, les mèches de ses cheveux défaits encadraient son joli front, et un domestique accompagné de deux vigiles qui s’apprêtaient à pénétrer dans la chambre de l’industriel…
Les hommes entrèrent, lampe électrique en main. La pièce était plongée dans l’obscurité. Tout était sens dessus dessous. La pluie pénétrait dans la chambre : la porte fenêtre avait été enfoncée de l’extérieur, ainsi qu’une partie du mur… Les rideaux volaient au vent…
« - Qu’est-ce qui a bien pu faire ça ?
- Qu'est devenu le patron ?
La secrétaire se tourna vers Lazare.
- On l’a enlevé !
- C’est comme si le marais l’avait pris… » répondit-il, songeur…
Le petit groupe contemplait la chambre dévastée… Perplexe. Personne ne prêta attention à la forme menue qui se dissimulait dans un coin de la pièce… Celle d’un batracien terrifié.
Fin